L’année quand tout a basculé
Après avoir signé le cahier de classes, répondu aux quelques
questions de deux ou trois élèves, il se met au centre de la classe. Il
concentre nos regards et nous sommes très attentifs à ses mots. Il commence à nous
dire qu’il apprécie les efforts des premiers jours de cours et que l’ensemble
des professeurs partagent un avis favorable sur l’ambiance de travail.
Au fond de la salle, assis sur ma chaise je suis avec
attention sa manière de parler. Sûr de lui, avec un ton aimable il arrive à
sortir quelques sourires de nos lèvres. Comme un prêtre qui prêche son sermon,
il nous parle de l’effort et de la patience qu’il faut avoir pour consolider
les apprentissages et comment ceux-ci peuvent nous lancer vers un projet
professionnel.
Je me disais que tout cela était bien, mais dans mon
histoire d’élève dans cet immense et prestigieux établissement scolaire du
centre-ville de Santiago du Chili, je ne pouvais pas me vanter d’une réussite
académique. Mes notes des années précédentes étaient moyennes et ne
correspondaient pas au groupe sélect des élèves qui recevait les félicitations
des professeurs et l’admiration des parents. D’autre part, mon comportement
dans la salle de classe était plutôt disruptif et moqueur. J’aimais me cacher
entre mes compagnons pour mettre les profs en difficulté prenant les matières à
la rigolade.
En 1982, le Chili vivait une dictature militaire féroce
mais je ne m’en rendais pas compte. Mes intérêts étaient en dehors de l’école,
plus précisément dans le football. À partir de la 5e j’avais intégré
une équipe professionnelle. Je pratiquai presque tous les jours, loin de mon
école et de la maison. Une heure de transport en commun à l’aller et un peu
plus pour le retour. Je faisais mes devoirs dans le bus pour éviter d’arriver à
étudier le soir après l’entraînement.
Personne n’osait interrompre le professeur qui parlait
d’une manière animée en nous suscitant une sympathie. Son sermon me plaisait.
Je sentais naître en moi une motivation pour correspondre aux projets de vie
qu’il nous dessinait. Par ailleurs, il nous parlait, sans ambiguïté, de la
jeunesse qui se perd dans l’alcool, menant une vie facile et pleine d’excès. Je
me suis senti interpellé par ses mots et du coup j’ai eu peur. Peur de tomber
dans une vie sans sens, la peur du vide. Je n’étais pas alcoolique, ni proche
de la drogue et je n’allais pas de fête en fête les week-ends, mais j’avais des
amis dans mon quartier qui étaient disposés pour faire n’importe quoi pour
trouver un moment de plaisir.
Il finalisait ses mots en nommant les élèves qui avait
une bonne moyenne. Et au fur et à mesure qui les nommait, il les invitaient à
se mettre debout. Il suivait l’ordre alphabétique et dans sa liste il y avait
les habitués à recevoir les prix et les applaudissements. En arrivant à la
lettre «s» il me nomma. Mon visage s’épanouit et je rougis. Le regard de mon
prof s’est fixé alors sur moi sans pouvoir l’éviter. Je sentais, aussi, les
regards de mes compagnons cloués sur mon visage. L’adolescent moqueur et
chahuteur que je me croyais a été touché par la bienveillance de son
professeur.
En reprenant ma place j’ai été envahi par une émotion
étrange ou plutôt une joie insolite. L’école ne représentait pas le lieu où je
pouvais m’épanouir complètement, mais elle m’ouvrait une porte, elle m’adressait
une invitation. A partir de ce jour mon prof commençait
en moi un travail héroïque, celui de me convaincre que j’avais un avenir
meilleur si j’étais capable de prendre le chemin des études avec rigueur et une
motivation interne.
Depuis ce jour ma vie d’étudiant a changé, l’école m’a
montré un chemin académique, j’ai appris le goût d’apprendre ; j’ai
cultivé la capacité de m’émerveiller de la culture et de la pensée. J’ai
découvert ma profession d’enseignant.
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