Le grand voyage

Je vis pas mal de changements pendant les premières semaines et je crois
que la propriétaire doit les sentir aussi. Un jour elle riait de tout cœur avec
quelqu’un, à la voix plus grave, mais cela n’a pas duré longtemps parce qu’elle
a commencé à avoir des nausées. Elle disait à la personne à la voix grave que dorénavant
elle ne pourrait plus pratiquer le foot. Je ne savais pas ce que cela signifie
mais j’ai eu l’impression que mon arrivée avait des conséquences chez la
propriétaire.
Tous les jours je mange et respire grâce à un tuyau que la propriétaire de
mon logis m’a installé. Je commence à comprendre qu’elle veut que mon séjour se
passe dans les meilleures conditions. Je m’habitue à sa voix et aux sons qui l’entourent,
mais je n’arrive pas à tout comprendre. Je pense parfois qu’elle parle une
langue étrange. Un jour, elle discutait avec d’autres personnes et j’ai senti
comme une rougeur dans mon cœur parce qu’elle parlait de moi.
Je ne sais pas si la propriétaire a payé la facture de l’eau et l’électricité
parce que la température à baissé brusquement. Est-ce qu’elle veut que je m’en
aille ? Je ne le crois pas. Elle me semble sympathique. La communication
avec se passe avec beaucoup de gentillesse. En tout cas elle n’arrête pas de
frotter ses mains sur le toit de mon logis.
Me voilà depuis deux mois dans mon nid et je commence une grande
transformation : mes pieds et mes bras se prolongent et je prends plus d’espace.
La propriétaire n’a pas besoin de payer des ouvriers pour faire des travaux
d’aménagement dans mon logis. Ici tout est élastique !
Déjà quelques mois et tout le monde autour de la propriétaire lui demande
des nouvelles de son locataire. Personne ne veut croire que je suis là-dedans.
Je suis encore tout petit. Un jour la propriétaire et la personne qui a la voix
grave sont allés voir un monsieur qui avait un appareil pour observer mon logis.
Il avait l’air sérieux et très précis dans ses gestes. De temps en temps il
disait que le locataire allait bien à l’intérieur. Bizarre d’entendre cela, où pense-t-il
que je puisse être parti ? Ils sont revenus contents de savoir que je ne
faisais pas de bêtises et que le mobilier de mon logis était en bonne condition.
Je pense qu’ils sont bien à l’aise avec moi. Moi en tout cas je suis très bien.
Parfois je suis inquiet pour la propriétaire parce qu’elle se fatigue et a des
douleurs qui me font de la peine.
Je suis triste, je n’aime pas ce sentiment. Mais je ne suis pas triste pour
moi. Ma propriétaire vient de passer un moment très désagréable. J’ai senti
qu’elle pleurait. Quelqu’un l’a fait pleurer. Mais elle est tellement gentille.
La voix grave, - je pense qu’il doit
être un co-propriétaire - la serre dans ses bras et elle se calme. Depuis ce
gros chagrin, elle reste à la maison et tout va bien. Bientôt, une grande
nouvelle va changer leurs visages.
Aujourd’hui, nous sommes allés tous les trois (c’est drôle de dire
« nous trois »), voir la personne avec sa caméra d’observation. J’ai
eu un peu de pudeur ce jour mais je me suis montré tel que je suis. Mon corps,
petit et magnifique à la fois, s’est montré pour la première fois à leurs yeux.
Ils n’ont rien vu, en tout cas. C’est l’homme sérieux et méticuleux qui leur annonçait
que j’étais une fille !
De retour à la maison la propriétaire et le copropriétaire n’ont pas arrêté
de rire. L’une disait à l’autre : tu seras un bon papa et l’autre
répondait : « tu seras la meilleure maman du monde ». Et puis
ils ont commencé à dire des prénoms pour moi. Il était temps que je commence à
avoir un prénom, eh ! En même temps, j’ai compris que la propriétaire
était « la maman » et que le co-propriétaire était « le
papa ». Ce jour s’est terminé par un dîner dans l’intimité du papa et de
la maman, dans un rire interminable. Ils n’ont pas arrêté de toucher mon logis.
Pour la première fois je sentais la main du papa qui touchait la mienne.
Je n’arrête pas de bouger à chaque fois que la main du papa touche
délicatement mon logis. Il me parle et il chante. J’aime bien entendre sa voix.
Quand il s’approche en douceur je sens que la maman lui sourit. Mais je suis intrigué.
Tous ses gestes et ses mots doux sont pour moi. Quelle joie de se sentir
entourée par une propriétaire et un co-propriétaire qui m’aiment. Qui m’aiment ?
C’est quoi aimer ? Je ne sais pas encore ce que signifie ce mot mais je
crois que bientôt je vais en savoir plus.
Depuis le jour où ils ont appris que j’étais une fille, la maman n’arrête
pas de prendre des tissus, les mesurer, les couper et les coudre. Elle se
fatigue aussi, mais elle me parle doucement. Un jour elle chantait dans une
autre langue « una cuncuna amarilla.... ». Évidement je n’ai rien
compris de la chanson, mais sa voix m’a calmé et j’étais sur le point de
pleurer. Je l’appelais « la maman » ou la propriétaire, mais en
effet, elle est « ma maman ». En effet, je demeure chez elle et tout
ce qu’elle vit je le ressens. Elle me couvre de ses mains pour me caresser
parce que je lui appartiens. Oups ! je craque pour elle. J’ai envie de la connaitre.
Je grandis encore plus et le logis de ma maman est une cave à surprises. Je
suis bien avec ma maman, mais la voix grave, la voix du papa ou du
co-propriétaire m’intrigue. Il se repose à côté de ma maman, ils parlent et
rigolent ensemble. En plus, il travaille pour ma maman ! L’autre jour j’ai
cru comprendre qu’il avait fait quelque chose pour « ma chambre ».
C’est quoi tout ça ? C’est un avis de déménagement ? Mais je suis
très bien ici ! Ce jour-là je n’étais pas très contente parce que je pense
que le papa ne veut pas que je sois avec ma maman dans son logis. Soudain, la
voix grave s’approche, il pose délicatement ses mains et il me parle et chante
en même temps. Sa voix tremble et ma maman caresse ses cheveux. Il me dit
« ma fille, chérie, je t’aime ». Je suis sous le choc. Après ma
maman, je découvre que le co-propriétaire est « mon papa à moi »,
celui qui chante pour moi, qui essaie de me toucher et me parle doucement. Eh oui
! je découvre que l’amour est la communion entre ma maman et mon papa à
moi ! Et poum j’ai fait une galipette un peu trop forte. Maman est allée
s’allonger.
Me voici, encore dans mon logis très confortable entourée de mon papa et de
ma maman. Ils vont bien. De temps en temps, j’essaie d’avoir de nouvelles et je
bouge mon pied ou ma main. De l’autre côté ils rigolent. Mais je me demande si
je dois continuer à grandir ici. Il faut le redire, je suis très bien, mais
est-ce pour toujours ?
Ils parlent à l’hôpital du grand jour. Je tremble d’émotion. Une voix
inconnue dit à ma maman et mon papa que je serais prête dans quelques semaines.
Ils ont visité les salles, le personnel et ils ont même appris comment préparer
l’accouchement. Je me suis ennuyée en écoutant tout cela. Bla, bla, bla. Peut-être
je devrais m’intéresser, mais je préfère jouer avec le cordon que ma maman a
disposé dans mon logis.
Ma maman est très fatiguée et je continue à grandir. Ma tête est à
l’envers, je suce mon pouce et je donne de coups de pieds. De temps en temps,
il y a de secousses qui agitent mon logis et je me sens descendre dans un
bassin. Je prends le cordon entre mes mains et je donne un coup de pied. Ma
maman proteste et je suis un peu dans l’incertitude de ce qui peut se passer.
De loin je vois une porte qui s’ouvre.
Les jours passent vite et les secousses se répètent successivement sans que
je puisse les arrêter. Ma maman préfère s’allonger et me caresser. Mon papa est
parti loin, mais ma maman est accompagnée par une autre personne qui a une voix
mélodieuse et gaie. Je me laisse séduire par cette dame très gentille et
dynamique. Depuis le matin elle n’arrête pas, elle fait le ménage, elle
cuisine, fait des courses et parle au téléphone et ma maman l’accompagne à ses
côtés. Elles vont très bien ensemble.
Au retour de mon papa, je suis encore inquiète parce que les secousses sont
de plus en plus régulières et je descends encore à chaque minute. Je vois de
plus en plus une lumière au-delà de la porte. Soudain, ma maman qui se
préparait pour aller se coucher dit à mon papa qu’il faudrait aller à l’hôpital
parce qu’elle sent les secousses très fortes. Nous sommes partis aussitôt tous
les trois. Une fois arrivée, ma maman et moi nous sommes restées allongées dans
un lit très confortable. Papa observait tout avec beaucoup d’attention. Il
donnait la main à ma maman pour la rassurer.
Pendant toute la nuit je sentais comme un grand tremblement de terre et je
descendais. Je serrais le cordon très fort entre mes mains mais je ne pouvais
éviter la descente. Ma maman criait de toutes ses forces et j’ai eu de la peine
pour elle. Courage, maman ! disais-je dans ma tête. A son côté mon papa
l’aidait en la tenant par la main. Je suis rassurée qu’avec eux je ne suis pas
en danger. Un monde inconnu, que mes yeux n’ont jamais vu est dehors. Dans mon cœur
je pense que je voudrais être reçue dans les bras de ma maman et de mon papa à
moi. C’est avec eux que j’ai appris à vivre et c’est avec eux que je vais
continuer à grandir.
Quelle chance ! ma tête apparait et je perçois la lumière du jour qui inonde
mes yeux. Je crie de toutes mes forces. Je suis seule ! Mais rapidement je
me repose sur le sein de ma maman et je me calme. J’entends la voix mélodieuse
de mon papa à moi et ma maman me dit : Maëlys, ma fille, je t’aime. Dans
ma nudité, je m’abandonne aux câlins d’amour et les mots de tendresse de ma
maman et de mon papa. C’est avec eux que je découvre le monde. Quelle
chance !
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